De l’intérêt des échecs et des erreurs…
« Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie
Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir, »
C’est ainsi que débute le poème If de Rudyard Kipling (1865-1936), adapté en français par André Maurois sous le titre « Tu seras un homme, mon fils. » Mais plus personne ne lit Rudyard Kipling. Les jeunes pensent que c’est Walt Disney qui a écrit le Livre de la Jungle. Les moins jeunes craignent de donner l’impression de soutenir sa vision colonialiste d’un empire britannique ayant régné sur le quart du monde, sans oublier que le sens du devoir de Kipling et son culte de l’éducation morale paraissent politiquement « incorrects » à l’heure actuelle. Et pourtant son poème « Tu seras un homme, mon fils » a autrefois illustré maintes distributions des prix. Vous savez, cette cérémonie qui terminait une année scolaire en couvrant de prix et de gloire les meilleurs élèves tout en enseignant aux autres l’humilité et les vertus salutaires du travail quitte à les pousser parfois au désespoir, ce qui est sans doute à l’origine de la suppression de cette fête scolaire.
Une éducation trop lisse
Dans sa nouvelle Une vie gaspillée, Kipling raconte l’histoire d’un garçon, élevé selon la théorie de « l’éducation protégée », ses parents puis son précepteur lui ayant épargné le moindre échec et l’ayant privé de toute expérience pratique. Devenu officier, il fut muté aux Indes, dont Kipling résume en quelques phrases l’ambiance lénifiante de la vie de garnison : « Le bon travail est sans importance, car on vous juge sur vos pires réalisations, alors que les meilleures sont généralement portées au crédit de quelqu’un d’autre. Le mauvais travail est sans importance, car d’autres font pire que vous, et aux Indes, les incapables se maintiennent plus longtemps que partout ailleurs. » Malheureusement, faute de recul, notre jeune officier prenait tout au sérieux voire au premier degré. Son inexpérience associée « au vertige provoqué par le passage abrupt d’une vie paisible à l’ivresse éblouissante d’une vie plus mouvementée » le poussèrent au suicide.
Il suffirait de presque rien, de quelques échecs salutaires ?
Cette nouvelle de Kipling, lue par une chaude après-midi de juillet, si, si, je vous assure, il y en eût, me poussa à quelques réflexions sur les échecs et les erreurs. À moins d’être désastreux ou destructeurs, les échecs sont formateurs. Churchill disait que la voie du succès était pavée d’échecs, et s’il a connu quelques échecs cuisants, on ne peut nier nombre de ses succès, ce qui démontra chez lui beaucoup de résilience. Ce phénomène, dont Boris Cyrulnik est le chantre, est celui par lequel une personne ayant subi des faits psychologiquement traumatisants se reconstruit pour reprendre plus sereinement sa vie.
Quelles seront les conséquences à long terme d’un système éducatif qui exclut les échecs, accorde le baccalauréat à tout le monde, considère qu’une note chiffrée basse briserait la vie d’un élève ou lui causerait un désespoir définitif en le transformant en un irrévocable frustré ? S’il est louable d’atténuer les conséquences émotionnelles des échecs, qui peuvent en effet humilier ou déstabiliser un élève, on peut aussi craindre en retour de neutraliser l’initiative ou d’amollir les esprits. Comment former les élites, indispensables à une nation, si on supprime l’émulation issue de la compétition et donc de la survenue d’inévitables échecs ?
À l’heure actuelle, un échec est analysé sous son masque négatif alors que ses vertus de résilience sont réelles. Une bonne traversée du désert fut salutaire à plus d’une personne car l’échec apprend aussi l’humilité, relativise ses ambitions ou ses moyens, enseigne à résister à la frustration. On se nourrit de ses erreurs, on progresse par ses échecs. Sans eux, rien ne s’est bâti. Einstein eut un parcours scolaire chaotique et rebelle, il n’a pas eu son baccalauréat. Sacha Guitry fut expulsé de 11 lycées différents. Il faut 10 000 heures de travail pour devenir un violoniste réputé, ce qui ne va pas sans une lourde frustration et des moments de désespoir.
Les premières œuvres d’un peintre, d’un compositeur, d’un écrivain, sont souvent peu mémorables car entachées d’erreurs de jeunesse qui deviendront le piédestal de leurs futurs succès. Plusieurs opéras considéré actuellement comme des chefs-d’œuvre furent même sifflés à leur première (le Barbier de Séville de Rossini, le Tannhäuser de Wagner, la Tosca de Puccini), mais c’était sans doute lié à l’étroitesse d’esprit d’un public conservateur.
La méthode essais-erreurs
Au plan cognitif, la prise d’une décision ou la résolution d’un problème se résument à deux situations : ou vous connaissez la solution (et vous la choisissez) ou vous ne la connaissez pas (et vous la cherchez). Si vous connaissez la solution, c’est parce qu’on vous l’a apprise ou que vous l’avez devinée, déduite, trouvée… Si vous ne connaissez pas la solution, il vous faut la découvrir parmi un choix d’options, et ce, grâce à deux procédures. La première consiste à envisager les différentes options possibles et à estimer par différents mécanismes cognitifs laquelle est a priori la meilleure. La seconde procédure revient à choisir un peu au hasard parmi les différentes possibilités. Dans ces deux procédures, à moins d’être complètement stupide (ce qui arrive parfois), vous utilisez la méthode essai-erreur au cours de laquelle vous tentez plusieurs essais jusqu’à trouver la bonne solution, sans vous décourager des échecs intermédiaires. Cette méthode empirique consiste donc à envisager des solutions puis de les vérifier jusqu’au succès final, les échecs permettant d’affiner, d’ajuster, de rectifier. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les scientifiques consignent avec soin dans un cahier le déroulé de leurs expérimentations afin de repérer leurs erreurs et d’améliorer leurs recherches.
Garder tête froide en dépit de l’adversité
Plusieurs Newsletters seraient nécessaires pour épuiser le sujet des échecs et des erreurs. Notre propos relève d’une causerie estivale dont l’objet est de souligner qu’une scolarité trop lisse, sans confrontation aux échecs, épargne certes l’ego des élèves mais leur enlève toute possibilité de progression par essais-erreurs. Une autre formule de Churchill « Le succès, c’est se promener d’échecs en échecs tout en restant motivé » souligne l’importance de ne pas être émotionnellement pulvérisé par un échec. Et nous reviendrons à Rudyard Kipling et aux dernières strophes de son poème « Tu seras un homme, mon fils » :
« Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite
Et recevoir ces deux menteurs d’un même front,
Si tu peux conserver ton courage et ta tête
Quand tous les autres les perdront,
Alors les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire
Seront à tout jamais tes esclaves soumis,
Et, ce qui vaut mieux que les Rois et la Gloire
Tu seras un homme, mon fils. »
Pour en savoir plus :
Bernard Croisile. Tout sur la Mémoire. Éditions Odile Jacob (2009).
Rudyard Kipling. Une vie gaspillée. Éditions Gallimard (2001).
Boris Cyrulnik. Les Vilains Petits Canards. Éditions Odile Jacob (2001).
Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir, »
C’est ainsi que débute le poème If de Rudyard Kipling (1865-1936), adapté en français par André Maurois sous le titre « Tu seras un homme, mon fils. » Mais plus personne ne lit Rudyard Kipling. Les jeunes pensent que c’est Walt Disney qui a écrit le Livre de la Jungle. Les moins jeunes craignent de donner l’impression de soutenir sa vision colonialiste d’un empire britannique ayant régné sur le quart du monde, sans oublier que le sens du devoir de Kipling et son culte de l’éducation morale paraissent politiquement « incorrects » à l’heure actuelle. Et pourtant son poème « Tu seras un homme, mon fils » a autrefois illustré maintes distributions des prix. Vous savez, cette cérémonie qui terminait une année scolaire en couvrant de prix et de gloire les meilleurs élèves tout en enseignant aux autres l’humilité et les vertus salutaires du travail quitte à les pousser parfois au désespoir, ce qui est sans doute à l’origine de la suppression de cette fête scolaire.
Une éducation trop lisse
Dans sa nouvelle Une vie gaspillée, Kipling raconte l’histoire d’un garçon, élevé selon la théorie de « l’éducation protégée », ses parents puis son précepteur lui ayant épargné le moindre échec et l’ayant privé de toute expérience pratique. Devenu officier, il fut muté aux Indes, dont Kipling résume en quelques phrases l’ambiance lénifiante de la vie de garnison : « Le bon travail est sans importance, car on vous juge sur vos pires réalisations, alors que les meilleures sont généralement portées au crédit de quelqu’un d’autre. Le mauvais travail est sans importance, car d’autres font pire que vous, et aux Indes, les incapables se maintiennent plus longtemps que partout ailleurs. » Malheureusement, faute de recul, notre jeune officier prenait tout au sérieux voire au premier degré. Son inexpérience associée « au vertige provoqué par le passage abrupt d’une vie paisible à l’ivresse éblouissante d’une vie plus mouvementée » le poussèrent au suicide.
Il suffirait de presque rien, de quelques échecs salutaires ?
Cette nouvelle de Kipling, lue par une chaude après-midi de juillet, si, si, je vous assure, il y en eût, me poussa à quelques réflexions sur les échecs et les erreurs. À moins d’être désastreux ou destructeurs, les échecs sont formateurs. Churchill disait que la voie du succès était pavée d’échecs, et s’il a connu quelques échecs cuisants, on ne peut nier nombre de ses succès, ce qui démontra chez lui beaucoup de résilience. Ce phénomène, dont Boris Cyrulnik est le chantre, est celui par lequel une personne ayant subi des faits psychologiquement traumatisants se reconstruit pour reprendre plus sereinement sa vie.
Quelles seront les conséquences à long terme d’un système éducatif qui exclut les échecs, accorde le baccalauréat à tout le monde, considère qu’une note chiffrée basse briserait la vie d’un élève ou lui causerait un désespoir définitif en le transformant en un irrévocable frustré ? S’il est louable d’atténuer les conséquences émotionnelles des échecs, qui peuvent en effet humilier ou déstabiliser un élève, on peut aussi craindre en retour de neutraliser l’initiative ou d’amollir les esprits. Comment former les élites, indispensables à une nation, si on supprime l’émulation issue de la compétition et donc de la survenue d’inévitables échecs ?
À l’heure actuelle, un échec est analysé sous son masque négatif alors que ses vertus de résilience sont réelles. Une bonne traversée du désert fut salutaire à plus d’une personne car l’échec apprend aussi l’humilité, relativise ses ambitions ou ses moyens, enseigne à résister à la frustration. On se nourrit de ses erreurs, on progresse par ses échecs. Sans eux, rien ne s’est bâti. Einstein eut un parcours scolaire chaotique et rebelle, il n’a pas eu son baccalauréat. Sacha Guitry fut expulsé de 11 lycées différents. Il faut 10 000 heures de travail pour devenir un violoniste réputé, ce qui ne va pas sans une lourde frustration et des moments de désespoir.
Les premières œuvres d’un peintre, d’un compositeur, d’un écrivain, sont souvent peu mémorables car entachées d’erreurs de jeunesse qui deviendront le piédestal de leurs futurs succès. Plusieurs opéras considéré actuellement comme des chefs-d’œuvre furent même sifflés à leur première (le Barbier de Séville de Rossini, le Tannhäuser de Wagner, la Tosca de Puccini), mais c’était sans doute lié à l’étroitesse d’esprit d’un public conservateur.
La méthode essais-erreurs
Au plan cognitif, la prise d’une décision ou la résolution d’un problème se résument à deux situations : ou vous connaissez la solution (et vous la choisissez) ou vous ne la connaissez pas (et vous la cherchez). Si vous connaissez la solution, c’est parce qu’on vous l’a apprise ou que vous l’avez devinée, déduite, trouvée… Si vous ne connaissez pas la solution, il vous faut la découvrir parmi un choix d’options, et ce, grâce à deux procédures. La première consiste à envisager les différentes options possibles et à estimer par différents mécanismes cognitifs laquelle est a priori la meilleure. La seconde procédure revient à choisir un peu au hasard parmi les différentes possibilités. Dans ces deux procédures, à moins d’être complètement stupide (ce qui arrive parfois), vous utilisez la méthode essai-erreur au cours de laquelle vous tentez plusieurs essais jusqu’à trouver la bonne solution, sans vous décourager des échecs intermédiaires. Cette méthode empirique consiste donc à envisager des solutions puis de les vérifier jusqu’au succès final, les échecs permettant d’affiner, d’ajuster, de rectifier. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les scientifiques consignent avec soin dans un cahier le déroulé de leurs expérimentations afin de repérer leurs erreurs et d’améliorer leurs recherches.
Garder tête froide en dépit de l’adversité
Plusieurs Newsletters seraient nécessaires pour épuiser le sujet des échecs et des erreurs. Notre propos relève d’une causerie estivale dont l’objet est de souligner qu’une scolarité trop lisse, sans confrontation aux échecs, épargne certes l’ego des élèves mais leur enlève toute possibilité de progression par essais-erreurs. Une autre formule de Churchill « Le succès, c’est se promener d’échecs en échecs tout en restant motivé » souligne l’importance de ne pas être émotionnellement pulvérisé par un échec. Et nous reviendrons à Rudyard Kipling et aux dernières strophes de son poème « Tu seras un homme, mon fils » :
« Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite
Et recevoir ces deux menteurs d’un même front,
Si tu peux conserver ton courage et ta tête
Quand tous les autres les perdront,
Alors les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire
Seront à tout jamais tes esclaves soumis,
Et, ce qui vaut mieux que les Rois et la Gloire
Tu seras un homme, mon fils. »
Pour en savoir plus :
Bernard Croisile. Tout sur la Mémoire. Éditions Odile Jacob (2009).
Rudyard Kipling. Une vie gaspillée. Éditions Gallimard (2001).
Boris Cyrulnik. Les Vilains Petits Canards. Éditions Odile Jacob (2001).