Notre cerveau apprécie-t-il la poésie ?

En introduction à leurs travaux, Guillaume Thierry et ses collègues de l’Université de Bangor (Royaume-Uni) rappellent que dès 1932, le poète T.S. Eliot soutenait que « la poésie authentique peut communiquer avant qu’elle ne soit entendue ». Cette affirmation pourrait en quelque sorte constituer le point de départ de leur recherche sur la possibilité d’un traitement inconscient (indépendamment du sens) de la musicalité d’une poésie. Cette forme d’expression littéraire est traditionnellement soumise à des contraintes métriques. Si l’impact de certaines formes poétiques sur la cognition humaine a déjà été mis en évidence (Lea et al., 2008 ont par exemple démontré un meilleur rappel en mémoire grâce à l’allitération), le traitement neuronal automatique et implicite de la sensibilité à la poésie n’avait pas encore été étudié.
Pour leur étude, publiée dans Frontiers in Psychology, les chercheurs ont pris comme support des phrases écrites en Cynghanedd (« harmonie » en gallois), une ancienne forme poétique qui obéit à des règles bien précises, notamment de répétition consonantique. Vingt-cinq personnes (9 hommes et 16 femmes), tous locuteurs natifs du gallois, mais qui n’avaient pas de connaissances préalables du Cynghanedd ont été retenues au départ, mais seules les données de 18 sujets ont été prises en compte. On leur a fait visionner 144 phrases en trois sections, avec le mot final présenté de manière isolé. Les participants devaient indiquer le plus rapidement possible, en appuyant sur un bouton, si la phrase était conforme (sonnait « juste »). A la fin de cette tâche, ils ont également été invités à classer les 36 ensembles de 4 phrases par ordre décroissant de préférence. Pendant toute l’expérience, l’activité cérébrale des sujets a été enregistrée par électroencéphalogramme.
Comme les scientifiques l’avaient prévu, les participants non expérimentés en Cynghanedd ne parviennent pas à distinguer explicitement les phrases qui respectent les règles poétiques de celles qui les violent. Mais les données électrophysiologiques indiquent que le cerveau des sujets détectait implicitement l’harmonie d’une poésie, une fraction de seconde (entre 240 et 340 ms) après l’apparition du mot final d’une construction poétique.
Selon les auteurs, les résultats « démontrent la capacité du cerveau humain à traiter des formes poétiques spontanément, rapidement et implicitement, en l’absence de toute connaissance ou d’instruction des règles de construction sous-jacentes formelles ». Notre cerveau peut ainsi apprécier quelque chose (la poésie ici) sans que nous sachions vraiment pourquoi !
Source : Awel Vaughan-Evans, Robat Trefor, Llion Jones, Peredur Lynch, Manon W. Jones, Guillaume Thierry, « Implicit detection of poetic harmony by the naïve brain », in Frontiers in Psychology, Nov. 2016.